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Chronique d'Elle
23 janvier 2011

Lieux (3)

« Il était de ces gens qui, pour avoir entendu ces mots "les fenêtres de la maison donnaient sur le jardin", se représentent toute leur vie la même maison entrevue quelque part, une vieille maison campagnarde qui, sans désemparer, monte la garde dans la mémoire. Et aux mots "le train avançait lentement vers la gare", correspondaient toujours la même locomotive noire déjà arrêtée près du réservoir d'eau à moitié démoli...» Nina Berberova, Le laquais et la putain.

Par quel mécanisme la mémoire s'obstine-t-elle à fixer en nous, de façon permanente et inaltérable, certaines images de notre enfance, liant, au mépris des expériences susceptibles de les modifier, le concept et l'objet ? Je n'ai trouvé, n'ayant pas cherché, aucun texte pouvant m'éclairer sur la question. Il m'apparaît évident - à tort peut-être - que cet entêtement de la mémoire obéit à des règles émotives qui ont préséance sur la logique. Nous retenons ce qu'il nous convient de retenir.

Ainsi moi, quand j'entends le mot « caboose »...

1

... c'est toujours la même voiture de fret que je vois. Montée sur une fondation en pierres, elle avance de quelques mètres sur le lac. Une galerie étroite la ceinture du côté gauche et à l'avant. Mon oncle, qui l'a acquise « full equiped » en même temps que l'ancienne gare de Massawippi, la loue à un couple du Vermont. Les Hatch ont une fillette un peu plus âgée que Ghislaine et moi : Betty.

Je n'ai aucun souvenir de la gamine, sinon qu'elle était rousse. Son père portait de longs shorts et ce genre de chapeau en toile qu'affectionnent les pêcheurs - informe, d'un vert délavé. L'intérieur de la caboose me fascinait, tous les meubles et les accessoires étaient en taille réduite : les divans-lits, la table, le frigo. Le passage entre les lits était si étroit que Ghislaine appelait la caboose « a one-way cabin ». C'était d'un rose fade, laid et beau à la fois.

2

Trijntje & Fergus Reilly, Middle Path

Sous le plancher de la caboose l'eau clapote et les vagues poussent un objet lourd contre les fondations : la chaloupe de monsieur Hatch, la fameuse chaloupe, l'objet du délit.

Je n'ai jamais surpris mes parents en train de s'escrimer à prolonger la lignée; les cris de mon oncle et les plaintes de tante Dolorès constituent LA scène primale nécessaire à mon évolution. Je sais au fait que la porte de leur chambre est ouverte qu'ils ne baisent pas. Il s'y passe là tout le contraire d'une partie de plaisir. J'entends qu'il la maudit, qu'elle est sa honte, qu'elle a entaché sa réputation. Quelle idée d'aller pêcher avec Hatch, dans sa chaloupe, en plein jour et en bikini, le plus petit évidemment ?!? Est-ce ainsi qu'une mère se comporte ? Devant son fils, de surcroît (c'est donc Yvan qui l'a stoolée). Un long silence, puis la harangue reprend. Tante Dolorès se défend avec véhémence, sanglote. Alors il se passe en moi quelque chose de complètement amoral : les pleurs de tante Dolorès m'excitent, j'anticipe le moment où la gifle claquera (comme dans les films français). Je me concentre au maximum pour participer à l'événement, pour l'ancrer en moi, le thésauriser. Quelle injustice, réelle ou imaginaire, j'espère ainsi venger ? L'enfance ne s'encombre pas de cette sorte de raisonnement. J'attends sans bouger, respirant à peine, que la main de mon oncle s'abatte sur l'emplacement de son choix - bras, cuisse, épaule, peu importe. Il manque à cette scène le geste vital, celui qui pousse les émotions à leur paroxysme. Il fait terriblement chaud cette après-midi-là, les draps, je le sens, sont poisseux. Tante Dolorès, assise sur le bord du lit, est courbée vers l'arrière, en équilibre précaire. Mon oncle, debout, la domine. Sa main droite est levée, elle s'approche du visage, énergique, coléreuse...

La main n'a pas claqué. Mon oncle est amoureux, humilié, mais amoureux.

Tant pis.

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Commentaires
S
Puisque nous avons eu la même idée, je pense qu'elle est bien fondée!
F
En relisant mon billet hier, il m'est venu la même idée que toi. J'ai décidé de conserver le 2e paragraphe - point de départ d'un texte à venir.
S
Un bon début de roman, moi j'dis...
Chronique d'Elle
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