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Chronique d'Elle
29 novembre 2007

Elles chantent, les autres pas...

Qu'étais-je venue chercher à la Plaza Côte-des-Neiges ? Un truc quelconque sans doute, un de ces articles à usage domestique que le magasin ne tenait plus parce qu'il ne correspondait pas aux normes de fabrication nord-américaines. Je n'étais pas déçue (ce n'est pas moi qu'il faut convaincre que 'payer moins cher n'est pas toujours une solution'), mais irritée tout de même d'avoir perdu mon temps. Le tourniquet de la sortie n'a jamais tourniqué aussi vite. L'étalage des livres soldés a vacillé légèrement (l'aurais-je effleuré ?). L'escalier roulant était en panne ; qu'à cela ne tienne, j'adore les vrais escaliers ! Vivement que je dépasse le magasin de tapis poussiéreux, que je résiste à la tentation d'un capuccino. Je ne courais pas, mais presque. J'amorçais le 'dernier virage' lorsque JE L'AI VUE...

Contre toute logique, je me suis arrêtée. Et je l'ai observée.

Immobile sous ses voiles, la forme en question regardait quelque chose qui semblait la fasciner. Sur le fond violemment éclairé de la boutique, le noir des vêtements formait une tache... évidente. Pour des raisons que je n'arrivais pas à identifier, l'ensemble avait quelque chose de troublant :

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Qu'on se rassure, la photo n'est pas de moi. Je l'ai choisie parce qu'elle donne une idée approximative de la femme qui m'intriguait. Elle restait là sans bouger, muette d'admiration (j'imagine), puis son corps a commencé à osciller doucement de gauche à droite. Une voix aiguë s'est mise à chanter dans une langue barbare. Cette voix grinçait, s'élevait à un niveau terriblement agaçant. La dame gloussait, excitée comme une gamine. Des sons plus graves se mêlaient maintenant à la voix mécanique, formant un duo difficile à supporter. Brusquement, sans raison apparente, la voix aiguë s'est tue. La chanson a continué... une mesure de plus, parce qu'elle était sur son 'air d'aller', puis la femme voilée (la voix grave) a repris son cabas, ses sacs de provisions et est partie.

Enfin, je pouvais voir l'objet de sa fascination :

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J'étais libre, je ne rêvais pas, j'aurais pu quitter immédiatement l'horrible boutique où je venais de m'aventurer, mais j'étais littéralement happée par le labyrinthe INFERNAL. Quelqu'un avait-il activé un mécanisme secret, ou étais-je sortie de ma léthargie ? Un mélange de bruits hétéroclites assaillait mes tympans : rugissements de lion, cris de singes hurleurs, grondement des chutes du Niagara, tics tacs d'horloge tyrolienne, rires débiles de clown...

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Pour me narguer sans doute, une réplique de Nefertiti me toisait avec arrogance. Provocation inutile : comparée à l'original (et au buste conservé à l'Altes museum de Berlin), tu ne fais pas le poids ma VIEILLE !

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Idem pour la stryge écaillée - fort éloignée de son modèle qui orne la galerie des chimères de Notre-Dame de Paris :

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En passant dans la section des bougies parfumées, j'ai surpris Saint-Antoine et Jean-Paul II en train d'arnaquer le client :

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Pendant que Miss Vermont (ne sachant visiblement pas où elle avait abouti) tentait désespérément de me séduire :

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Neuvième et dernière épreuve -  l'Histoire faussée, récupérée... et vendue sans états d'âme aux survivants :

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Dans sa descente aux enfers, Dante doit traverser neuf cercles concentriques où les âmes des damnés subissent les châtiments correspondant à la gravité de leurs péchés. Quels vices étais-je en train d'expier ?

Et elles ?

Car, enfin, les vraies victimes de notre système de consommation à rabais, ce sont les ouvrières chinoises, celles que l'on nomme ici les 'petites mains'. Esclaves modernes, paysannes pour la plupart, elles s'entassent dans des dortoirs sordides annexés à l'usine qui les emploie. Pour un salaire dérisoire (à titre d'exemple : 230 yuans - 23 euros - par mois, dans l'usine de composants électroniques Computime de Shenzhen), elles travaillent souvent onze heures par jour, sept jours sur sept. Sur ce salaire minable sont prélevés 50 yuans (5 euros) par mois pour occuper un lit dans un dortoir partagé avec d'autres ouvrières, ainsi que les amendes occasionnées par le fait de rester plus de cinq minutes aux toilettes...

Celles-là, je ne crois pas qu'elles chantent !

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Inspirée par la vie, fort triste elle aussi, des travailleuses du textile de Sherbrooke dans les années 1940, Clémence Desrochers a écrit ce que je considère comme sa plus belle chanson : La vie de factrie. (À quand une version en chinois ?). En voici un extrait :

Comme on dit dans la fleur de l'âge / J'suis entrée à factrie d'coton / Vu qu'les machines font trop d'tapage / J'suis pas causeuse de profession / La seule chose qu'J'peux vous apprendre / C'est d'enfiler le bas d'coton / Sur un séchoir en forme de jambe / En partant d'la cuisse au talon

Si je pouvais mettre boute à boute / Le ch'min d'la factrie à maison / Je serais rendue y'a pas d'doute / Faiseuse de bébelles au Japon / Pourtant à cause de mes heures / J'peux pas vous décrire mon parcours / J'vois rarement les choses en couleurs / Vu qu'y fait noir aller-retour

Quand la sirène crie délivrance / C'est l'cas d'le dire j'suis au coton / Mais c'est comme dans ma p'tite enfance / La cloche pour la récréation / Y'a plus qu'une chose que je désire / C'est d'rentrer vite à la maison / Maintenant j'ai plus rien à vous dire / J'SUIS PAS UN SUJET À CHANSON

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Commentaires
S
Tout de même, quel dépaysement que cette boutique! Tu as réussi à me donner envie de la visiter, même si telle n'était certainement pas ton intention!<br /> Quand à la chanson de Clémence, je pleure chaque fois quue je l'entends. Il faut que je me la procure. Ouvrier... la condition peut être rude et épuisante...
M
Le récit d'une simple visite au centre commercial nous vaut ici un triple commentaire sur la consommation inutile, l'aliénation culturelle et l'exploitation éhontée d'une main-d'œuvre soumise.<br /> Très pertinent, surtout à l'approche du temps des fêtes.<br /> Merci Flavie.<br /> <br /> M'sieur Dédé
Chronique d'Elle
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