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Chronique d'Elle
8 août 2010

Ni Ernst, ni Sarah

Elle marchait de ce pas qui est en quelque sorte sa marque : aérien, nerveux, suspendu. Elle savait que je l'épiais, et cela l'agaçait. J'ai fait vite, enfin, le plus rapidement que je pouvais. Le temps se couvrait, on avait froid, mais on entendait les martinets, le bruissement des feuilles...

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Mont-Royal, 25 juillet

Sur le coup, je n'ai pas vu le rapport (et pour cause), ce n'est qu'en recadrant les photos que la superposition s'est faite. Par un de ces jeux de télescopage dont mon esprit est friand, j'ai revu Francine déambulant dans l'allée ombragée d'une petite ville de Bavière, au début des années 1990. À notre retour d'Europe, la revue Arcade avait publié le très beau texte que le chef-lieu en question  lui avait inspiré. La citation de Baudrillard qui l'introduit affirme que « l'altérité radicale résiste à tout : à la conquête, au racisme, à l'extermination... D'un côté, l'Autre est toujours déjà mort, de l'autre, il est indestructible ». La petite ville allemande où nous marchions s'appelait (et s'appelle toujours) Dachau...

     « 25 septembre. Mon amour, écoute-moi. Regarde ce que je t'écris avec l'oeil qui sait plonger si loin dans le mien. Non pas avec celui qui saisit moins que tu n'y vois.

     J'ai quitté Munich ce matin en direction de Dachau. Vingt-cinq kilomètres environ séparent Dachau de Munich. Personne n'ignore l'existence de la petite ville de Dachau. Son nom brûle les pages de son histoire sans jamais l'effacer. J'ai marché dans le paysage bucolique de Dachau, étonnée de l'abondance de sa floraison et d'une certaine odeur de bonheur calme parmi le bruit des oiseaux et la blondeur de grands adolescents...

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Dachau, octobre 1991

     Je suis dans une ville allemande, propre, impeccable. Je regarde, dans le sens interdit, des maisons blanches ombragées par la suite verte des jardins. Vignes, roses, grands arbres ployant sous le poids de leurs fruits. Je me gave de tous les parfums.

     Je suis à Dachau. Je cherche un camp. J'ai honte d'avoir flairé les délicieux arômes d'une petite ville allemande nommée Dachau. (...) Écoute-moi, mon amour. Accompagne-moi. Entre la gare et le camp, j'ai marché pendant près d'une heure.

     Entrée du camp. Midi. Soleil blanc. J'avance entre deux rangées de barbelés. D'autres personnes me croisent. Elles sont peu nombreuses. Elles quittent les lieux du pèlerinage. Dans les traits figés de leurs visages, je ne décèle point l'agression de la révolte ni la marque de l'émotion. Plutôt, une froide et rude inquiétude. Qu'en est-il de ces visages ? Je ne sais pas. Pas encore.

     Premier mirador. Je songe à l'impossible. Celui de l'évasion, de la fuite. Soleil blanc. Je sens l'acharnement de la chaleur quand midi frappe. Droit devant, un immense panneau. Photo d'archives. Camp de déportation de Dachau. Sur la photo, on croirait aux baraques du dernier outrage proliférant à l'infini dans une inlassable symétrie. Au centre de l'image, une fourmilière répond à l'appel. (...)

     13 heures. Jardin zen. À l'infini, d'immenses rectangles aux petits cailloux blancs. Pierre chauffée au feu de la douleur, de la fureur, je suis dans l'étau du Monde. D'où les vapeurs fusent, expulsant la vision. Puis, enfermement dans la boîte rectangulaire de l'ÊTRE et de son DOUBLE. Détenue. Qui suis-je ? Moi ? L'autre ? La boîte est renversée. Je suis barattée au multiple d'épouvantables séductions. Je suis élément du réel commotionné. Point inaccessible, désespérément confrontée à ce qui m'annule.

     Écoute-moi, mon amour. Ne déplace pas les mots dans la bouche qui flambe. Il faut lire les pierres du jardin qui consume. J'obéis aux éblouissements qui jouxtent les yeux de la vie à ceux de la mort. Mon nom s'infiltre dans la plaie caillouteuse et blanche de Dachau. J'entends le chuchotement d'un nom, le mien. Mon nom s'appuie aux baraques disparues de Dachau. (...)

     J'ai quitté le jardin zen de Dachau. Je suis entrée dans la baraque au quotidien des damnés. J'ai touché le four crématoire sans éclatement de mes os. Me suis tenue au centre d'une chambre des douches « qui n'a jamais été utilisée », peut-on y lire. Je fouille le double sens de cette légende dont le cynisme ou, peut-être, une simple tentative de rachat transpire. Je suis là. Au centre de la chambre de l'énigme où chacun évite de perdre son ombre. Je ne vois ni Juif, ni Allemand. Ni Ernst, ni Sarah. Non plus de train gris nasillant. Qu'une simple condensation. L'être humain dans toute son horreur et sur la beauté duquel il faudrait épingler le mot DANGER.

     Mon amour, j'ai quitté Dachau dans la traînée des lumières crues. Depuis, je tente de taire cette blancheur absolue qui persiste. »

Francine Déry, « Dachau », Arcade, no 23, hiver 1992.

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Commentaires
S
(...) que criait-il, dans l'égarement de son extase, qu'il était debout sur l'une de ces têtes décharnées de Dachau, debout sur ces crânes, ces visages livides surgissant des mers, des océans, hurlant, possédé, debout sur la tête ensanglantée du grand-oncle Samuel (...)<br /> <br /> Marie-Claire Blais
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